REGARDS CROISÉS SUR L’AGRICULTURE SYNTROPIQUE (2/3)

Durant mon année à l’École d’Agroécologie Voyageuse j’ai parcouru une multitude de lieux. Parmi eux, deux pépinières et une ferme en maraîchage biologique m’ont attirées par leur commune passion pour l’agriculture syntropique. Et aussi parce que leurs gardiens et gardiennes sont des personnes singulières, dont la curiosité pour le vivant n’a d’égale que l’éclat de l’âme ! 

Je vous laisse découvrir Anaëlle, Pierre et Grégoire dans cette série de trois articles qui partagent leur vision de la syntropie en France aujourd’hui. À travers leurs réponses, ils apportent des regards différents et complémentaires sur ce nouveau type d’agriculture qui a de quoi faire rêver… 

👉 Prêts à en prendre plein les yeux ? 

– PARTIE 2 – Pierre de la pépinière Le jardin Planétaire

🌱 Pierre, peux-tu me partager le parcours qui t’a amené à créer ta pépinière ?

Cela fait des années que j’échange et achète des variétés d’arbres fruitiers, des petits fruits, des arbres et des plantes en générale, et j’ai souvent été déçu par la qualité de ceux que j’achetais. En plus de me rendre compte que cela coutait très cher… Alors comme j’ai très envie de partager et de planter partout, j’ai eu besoin de passer à une étape au dessus de la pépinière domestique, pour vraiment me sentir dans l’abondance d’arbres de toutes espèces.

Donc d’une part c’est ça, c’est l’envie de m’entourer de beaucoup de plantes et d’en faire des collections. Et de l’autre c’est l’envie de les partager.

C’est cette envie de partager ces collections qui fait que la pépinière n’est pas qu’une pépinière, mais aussi un endroit ou il y un aspect de formation, de pédagogie, de transmission. Les gens peuvent venir s’approprier les savoirs de la pépinière et se familiariser avec les différentes variétés présentes. C’est aussi un endroit de ressources, parce qu’on est dans un moment particulier de la Terre, « Je me sens à ma place d’aider les plantes à bouger dans ce grand mouvement migratoire de la vie » ,de variations climatiques et tout ça, et de ce que l’on sait jusque là on ne connait pas précisément le climat dans cinquante ans, dans cent ans… Cent ans à l’échelle des végétaux ce n’est rien. Et ce changement (climatique) si important, ça va aller beaucoup trop vite pour eux. À ce moment là, je me sens aussi à ma place d’aider les plantes à bouger dans ce grand mouvement migratoire de la vie. 

Nous avons depuis toujours dispersé les graines des plantes que nous consommons volontairement ou non. Aujourd’hui avec des échéances climatiques dont notre espèce est le facteur principal, nous avons la responsabilité de le faire. Non seulement en aidant la reproduction et la colonisation des plantes en les planifiant, mais aussi en recréant des corridors écologiques permettant aux plantes et tout les autres êtres vivants de circuler « librement ».

🌱 Tu me partageais te sentir plutôt enfant des étoiles qu’enfant de la terre, que tu aurais presque pu avoir une vocation de moine, pourquoi alors t’investir dans une pépinière, dans un rapport à la terre si particulier ?

C’est une succession de choses mais j’ai l’impression d’avoir toujours voulu faire ça. Pas forcément la pépinière, mais la pépinière c’est la suite logique d’un ensemble d’activités dans lesquelles je me suis investi, qui sont au service de plus que moi.  Il y a eu l’école (en tant qu’éducateur Montessori, NDLR) et la céramique, où je me sentais vraiment au service de la Terre. D’ailleurs dans la pratique de la céramique que j’avais, un de mes maitres avait voyagé en Corée, et là bas on dit que les céramistes en pétrissant et façonnant l’argile purifient la terre ! Ils ont conscience qu’il faut faire attention à la Terre car elle a la mémoire…elle est la mémoire. Ces différentes activités je les ai reçu à la fois comme des missions et comme des apprentissages spirituels au sujet des éléments, de leurs liens, de leurs effets les uns sur les autres. Par exemple mon apprentissage avec les plantes est celui que je nomme « le feu dans l’eau ».

Ce que je qualifie de « moine » c’est un être dans la quête d’un idéal spirituel qui le dépasse et qui se met en retrait des mondanités futiles et destructrices du monde pour se concentrer dans l’étude et la construction du chemin vers cet idéal. Les moines, par le passé, ont pu réaliser de grandes œuvres pour le bien commun (marais dans les villes, canalisation d’eau, soin, etc..). Les moines des temps modernes on les trouve à mon avis dans les mouvements écolos et éco-féministes (libération des femmes et du féminin en général) et peut être moins dans les monastères… 

Donc voilà, tout ça parce que je crois en fait que je n’ai rien d’autre de mieux à faire aujourd’hui. Vu l’état des choses je ne me vois pas du tout être simplement dans la prière, en tout cas pour le moment !

🌱 Comment définirais-tu « le Vivant » ?

Je vais répondre en disant l’inverse : qu’est-ce qui ne fait pas partie du vivant ? Je dirais : rien. Parce que fondamentalement, une pierre est vivante, autant que l’arbre et l’animal, mais dans ma perception beaucoup de choses qu’on ne voit pas sont vivantes aussi. Une pensée, une forme pensée, peut devenir vivante. Maintenant elle n’est pas dans un corps organique. Souvent, on entend le mot vivant comme quelque chose qui est lié à l’organique. La matière organique, un corps, et tout ça. Mais de plus en plus je vois la vie organique, et la vie « inorganique » qui vit à coté. Peut être d’autres règnes ? On trouve partout sur Terre des cultures pour qui la rivière est vivante, elle a ses gardiens… Rien ne me persuade que ces cultures se trompent, au contraire je sens de plus en plus profondément que c’est nous qui avons oublié, en Occident, qu’est vivant ce à quoi on accorde la vie, est vivant ce qu’on est capable de percevoir. Et s’il n’y pas de vie ou même d’âme (et donc de droits) on peut en faire ce qu’on veut, le détruire, le brûler… Ca me met les larmes aux yeux.


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« Est vivant ce à quoi on accorde la vie, est vivant ce qu’on est capable de percevoir. »

🌱 Quelle est la définition que tu donnes à l’agriculture syntropique ? 

Syntropie, avant d’être utilisé dans l’agriculture, est un mot d’un physicien qui s’est rendu compte que les êtres vivants avaient une capacité de résister à l’entropie. Ce qui est vu dans l’univers comme le refroidissement et l’écartement des planètes et des corps entre eux, apparemment inexorable.

La syntropie c’est la capacité qu’à la vie, et notamment le végétal, d’accueillir et recevoir l’entropie, de la mettre en mouvement, la recycler, d’en faire de nouvelles choses, de produire de nouvelles formes de vie qui régulent, stockent et continuent à faire évoluer cette ressource : accumuler plus de nutriments, d’eau, de couleurs, d’odeurs, de saveurs et de chants !

De quelle énergie je parle ? De celle du soleil, des rayons solaires ! Car c’est la seule entrée d’énergie sur Terre qui permet de générer la photosynthèse, donc les plantes, donc les chaines alimentaires dont nous sommes une simple partie.

Partant de là, l’agriculture -ou agroforesterie- syntropique est une organisation qui copie le modèle le plus efficace pour recevoir la lumière et produire de la matière : c’est la forêt. Mais pas un champ d’arbre comme ceux auxquels nous sommes habitués en France, non, une forêt vivante. Un forêt avec de grands mammifères qui ouvrent des clairières et font tomber des branches, entrainant des variations de luminosité, un renouvellement permanent de la matière avec une microfaune qui mange et recycle « la vie morte », une succession sans cesse en cours vers plus d’abondance !

🌱 Est-ce que tu pourrais dire que tu design ta vie selon un modèle syntropique ? 

Quelque part oui. Je ne sais pas si je le maitrise mais c’est quelque chose que j’observe. Je pense que ce processus de succession et certainement de stratification, un écosystème humain le vit aussi. Partout il y a de manière permanente des cycles de naissance-croissance-sénescence-mort. Il y a aussi toujours des pionnièr.es qui initient de nouvelles branches de la société, qui seront suivies par une succession d’autres. Ajouter de la syntropie là dedans reviendrait à devancer la sénescence pour redistribuer l’énergie vers qui peut croitre et prendre la suite. Ce qu’on vit dans nos sociétés se fait au ralenti, on a peur des changements, de distribuer, de mourir… C’est le signe d’une société sénescente. En écologie, on dit qu’un écosystème sénescent est en attente d’une perturbation pour redémarrer, mais que plus la perturbation tarde, moins on profite de l’énergie accumulée pour aller vers plus d’abondance et de vie.

Et à l’intérieur de nous aussi les mêmes processus opèrent. Seulement, autant on va concevoir facilement une succession dans un écosystème naturel car on a des critères observables ou mesurables (nutriments, capacité de stockage de l’eau, biodiversité etc.) autant voir notre monde humain comme fonctionnant de la même manière nous est beaucoup plus difficile ! Mais les choses changent, le pétrole vient à manquer, les gens commencent à se poser des questions, commencent à avoir envie de faire des choix, de s’écouter… d’opérer une belle perturbation dans leurs vies ! De donner du sens à leur vie et à la vie en société aussi.

 Je pense qu’il y a un art de programmer nos perturbations, pas forcément de les planifier dans l’agenda, mais d’en être à l’affut ! De mettre plus de choses, plus de biomasse, plus d’activités qui génèrent de l’amour, de l’envie, qui alimentent notre foi, notre espoir, et d’en mettre beaucoup ! Et puis au fur et à mesure on peut les tailler quand il y en a trop et qu’elles débordent, on les partage, on les met sur d’autres lignes, pour que ça profite à d’autres… Ce sont des images, et les images ne sont pas faites pour être « vraies » comme on pourrait l’entendre au sens de la science, mais en tout cas je les utilise abondamment car elles nourrissent le mouvement. 

🌱 Comment tu distinguerais l’agriculture syntropique du jardin-forêt ?

Ce n’est pas si simple ! Après avoir échangé avec différentes personnes je ne perçois pas une différence si claire. À mon avis, l’un se trouve dans l’autre : c’est-à-dire que la syntropie c’est une forme de jardin-forêt, même si jusque là l’imaginaire collectif qu’on a du jardin-forêt c’est plutôt le jardin « ensauvagé » ou l’on intervient le moins possible. Il y a quelque chose d’assez volontaire dans l’agroforesterie syntropique, c’est-à-dire que c’est nous, les humains, qui allons reconstruire tout ça : il y a une vraie notion de mise en mouvement que l’on accélère nous même, de recherche de forte productivité. Aujourd’hui nous sommes beaucoup d’humains sur Terre, on dépend d’un modèle très productif et très polluant, pour passer de l’un à l’autre et régénérer les sols et leur fertilité!

Dans le jardin-forêt, on va laisser les choses se faire un peu plus en douceur, on a conscience de la succession, de la stratification, même si ce ne sont pas les mêmes termes, il y a une tendance à un laisser faire de la nature qui est intéressant. En agroforesterie syntropique le dicton qui guide la plantation est « si tu as peur de planter trop, plantes plus! ». Et en effet on va planter (par bouture et semis) bien plus densément dans un systèmes syntropique car le but est d’emmener le plus vite possible le système vers un état d’abondance duquel on peut sortir de la nourriture, du bois ou d’autres matières sans appauvrir et diminuer la qualité de vie consolidée du système. 

Mon avis est que les deux approches sont différentes et complémentaires : l’agroforesterie syntropique pour régénérer vite, sortir du monde du pétrole et des intrants et préserver la ressource en eau urgemment ; le jardin forêt plus « classique » comme jardin où nous ne sommes pas les seul.e.s jardinier.es, un jardin plus sauvage, un verger des oiseaux !

🌱 À quels enjeux doivent répondre les paysans français aujourd’hui pour intégrer la syntropie en milieu tempéré ? 

Il y en a plusieurs : il y en a une c’est la peur de l’arbre. La peur de la forêt aussi. Mais tout bouge en même temps. Tout est un grand film, et donc on est en train de la dépasser cette peur. En même temps parce qu’il n’y a plus vraiment de forêts, donc on a moins peur des arbres, et je pense qu’on est une génération où on a envie d’arbres. Mais c’est aussi parce qu’on dépasse la peur du féminin. La forêt c’est féminin. Ce n’est pas quelque chose que tu contrôles. Enfin, par exemple, le corps de l’homme on voit tout. Pas celui de la femme. Il y a le ventre, il y a l’enfant, on ne contrôle pas tout ce qui se passe. L’homme tu contrôles, tu vois tout. La forêt et la prairie, la déforestation, sont aussi des actes féminins et masculins. Je pense qu’on entre dans une ère où le féminin va être ré-accepté,  redoré, sans forcément oublier le masculin. C’est vraiment un équilibre, une harmonie. Et l’histoire de la forêt, l’histoire des cultures annuelles, l’histoire de l’agriculture, c’est une histoire impérialiste. C’est James Scott, un anthropologue américain qui a écrit Homo Domesticus, qui raconte comment à certains endroits du monde, on a imposé aux gens de faire des cultures annuelles sans bulbes comestibles dans des champs qui n’étaient pas des forêts. Parce que ça permettait de savoir ce qui était produit, pour maitriser ce qui était dans le champ : si il en manque, tu le vois ! C’est une histoire de domination, de contrôle, de pouvoir… 

Dans les lignes de la Pépinière Planétaire croissent discrètement des arbres qui ne sont pas craints, mais désirés !

Donc la peur de l’arbre est culturelle : ceux qui en ont vraiment peur craignent la place qu’ils prendront une fois adultes. « Est-ce qu’il va devenir gros ? » Ce sont des enjeux qui se dépassent. On peut éduquer les gens à ça. Moi je leur dis de planter, et si vraiment un jour l’arbre devient problématique, ma réponse, c’est les champignons ! 

Ceux qui ont moins peur des arbres craignent de les tailler : parce que comme il faut les protéger on a peur de leur faire du mal. Au contraire, ne pas les tailler favorise leur sénescence, ça rend les écosystèmes plus immobiles, donc vieillissants ! Au contraire les moments les plus fertiles de la Terre sont ceux où il y avait le plus de perturbations ! Du temps de la mégafaune (les grands animaux et les grands troupeaux) les arbres recevaient sans cesse des informations de croissance, avec des cycles de perturbations, il y avait un recyclage de la matière organique très rapide, et c’est ce qu’on fait en syntropie. On essaye de faire comme si des éléphants passaient ! C’est ce qu’a fait la Terre pour en arriver à des systèmes d’abondance complets, elle a fait venir ces animaux. Donc nous on part de ça en disant « et si on faisait comme si la mégafaune était là », pour reconstituer cette abondance.

Et le pétrole est aussi un frein ! Parce que ça nous permet d’avoir de la nourriture qui vient du monde entier, pour rien ! Quand ça changera, on se rendra compte de la différence. On est dans un moment d’abondance énorme avec lui. Mais ça ne durera pas, sauf si on trouve de nouvelles formes d’énergie. Peut être que d’ici là on aura quand même envie que ce soit l’abondance partout et d’utiliser sagement ces énergies.