Durant mon année à l’École d’Agroécologie Voyageuse j’ai parcouru une multitude de lieux. Parmi eux, deux pépinières et une ferme en maraîchage biologique m’ont attirées par leur commune passion pour l’agriculture syntropique. Et aussi parce que leurs gardiens et gardiennes sont des personnes singulières, dont la curiosité pour le vivant n’a d’égale que l’éclat de l’âme !
Je vous laisse découvrir Anaëlle, Pierre et Grégoire dans cette série de trois articles qui partagent leur vision de la syntropie en France aujourd’hui. À travers leurs réponses, ils apportent des regards différents et complémentaires sur ce nouveau type d’agriculture qui a de quoi faire rêver…
👉 Prêts à en prendre plein les yeux ?
Première Partie – Anaëlle de la pépinière Joala
Anaëlle en pleine préparation d’une ligne fruitière.
🌳 Quel est le parcours qui t’a amené à créer ta pépinière ?
J’ai toujours voulu travailler dehors, c’était toujours en filigrane. J’ai eu un autre métier avant, et il y a dix ans j’ai fait une formation en agriculture bio. Mais le maraichage ne m’allait pas, alors quand j’ai rencontré une pépiniériste dans les Pyrénées, je me suis dit « mais oui c’est ça que je veux faire ! ». Pendant deux ans j’ai appris auprès de cette pépiniériste et j’ai monté Joala Pépinière.
🌳 Te souviens-tu de ton premier contact avec l’agriculture syntropique ?
La vidéo pour la COP21, qui a été faite il y a quelques années. Je l’ai regardé sept ou huit fois d’affilée, en faisant des pauses, et je me suis dit « mais oui bien sur ! ». Ça faisait des années que je travaillais sur les haies fruitières, l’abondance, recréer de la biomasse in-situ… C’était mon dada à ce moment là, et ça allait encore plus loin dans cette vidéo. Mais c’était dans un pays tropical, donc ce n’était pas la même chose. Je me suis tout de suite inscrite pour LA formation où Ernst venait en France, et j’ai vraiment eu de la chance d’être prise parce que j’étais sur liste d’attente !
🌳 Comment tu expliquerais l’agriculture syntropique à quelqu’un qui n’a jamais eu que du persil sur son balcon ?
En trois phrases, je dirai que c’est d’abord une posture intérieure qui invite à revenir dans le sens du vivant. Et partant de là, c’est une relation différente à la production agricole.
C’est une production qui se déploie dans le temps et l’espace, par strates de hauteur et par succession temporelle, qui tend vers un système forestier et qui permet une agradation du système. Plus on produit, plus le sol est riche et moins on arrose. Ce qui est l’exact opposé de l’agriculture aujourd’hui. Cela crée un cercle vertueux vers l’abondance. On tend vers l’abondance en permanence. Et nous retrouvons en tant qu’être humain une place plus juste : on est co-auteur de cette abondance au lieu d’être le « gérant »… ou le destructeur général !
D’ailleurs « syntropique » signifie aller du simple au complexe, donc l’abondance étant fille de la complexification du vivant, on retourne vers ça aussi.
🌳 Pourquoi tu préfères dire agroforesterie syntropique et pas agriculture syntropique ?
Parce que je suis très sensible au sens des mots et « agri » vient de « champs », en latin c’est la culture des champs. Et donc ça fait plutôt référence à de la mono-culture, au recours à la herse, on plante des graines, on fait des cultures annuelles. Finalement, même si intrinsèquement le mot « agroforesterie » est antinomique, c’est le terme qui permet de relier la culture avec la forêt. C’est un mot qui accompagne la transition, parce que dans un système syntropique on part d’un espace ouvert pour revenir vers la forêt.
🌳 Ce type d’agroforesterie nous engage t’il à modifier notre vision du métier de paysan.ne ?
Complètement, la base de la syntropie, selon les mots de Ernst, c’est qu’au lieu de se prendre pour les intelligents -bon ça ne nous a pas trop réussi jusqu’ici!- on se rend compte qu’on fait partie d’un système intelligent. Pour moi, l’agroforesterie syntropique, ce n’est pas encore une technique agroécologique, mais ce sont d’abord des principes extrêmement profonds sur la relation au vivant, pour se retrouver dans le sens du vivant, d’où découlent des techniques. Mais ce n’est pas une technique qu’on peut aborder sans avoir compris les principes, ça ne marche pas.
🌳 Qu’est-ce que « le vivant » selon toi ?
De la première cellule à aujourd’hui, nous découlons tous d’un même ancêtre : L.U.C.A. (Last Unique Common Ancestor), une sorte de « cellule oeuf » originelle. Fondamentalement le Vivant est un mouvement qui va vers toujours plus de diversification, de complexification et de coordination vers l’abondance. Et ce principe qui nous imprègne est par essence impermanent, interdépendant et coopératif.
En tant qu’humains, nous faisons exactement l’inverse. Nous dé-diversifions, nous dé-complexifions, nous dé-coordonnons, et nous nous voulons indépendants, permanents et self-made !
Pour moi cette constance de tout ce qui s’est développé sur Terre va dans ce sens là. Donc la question est « est-ce qu’on revient dans le sens du vivant ou bien on continue de forcer contre le sens du courant ? ». Nous sommes de grands animaux dépendants d’un système d’abondance mais nous avons épuisé toute l’abondance accumulée pendant des millénaires. Il commence à y avoir un problème mathématique dans l’histoire… et nous ne pourrons le résoudre qu’en changeant profondément de paradigme…
🌳 Dans cette idée de principes qui réorientent dans le sens du vivant, est-ce qu’on pourrait aller jusqu’à penser nos vies selon la syntropie, au-delà des techniques agricoles qu’on lui connait ?
Oui, en fait l’agroforesterie syntropique pourrait presque être une branche de ces principes du vivant. Bien sûr cela va beaucoup plus loin et pose la question de notre rôle en tant qu’individu et citoyen, en tant que peuple. Et ça nous questionne très profondément puisque si on estime que l’humain fait partie d’un système vivant alors, en tant qu’habitant d’un méta-organisme, il doit prendre soin de lui même mais aussi des nombreux systèmes emboités et interdépendants desquels il dépend. Pour préserver chaque partie, il faudrait qu’on arrête immédiatement notre civilisation telle qu’elle est aujourd’hui.
Et on peut pousser le bouchon dans tous les coins ! Ce sont vraiment des principes qui sont là pour faire des ponts : on peut y accrocher tous nos savoirs dessus et poser toutes nos questions à partir de ça, tant dans la recherche agronomique, que sur des questions philosophiques sur la place de l’humain. La façon de se nourrir, la façon d’imaginer le lien, la façon d’incorporer le temps long et le temps court…
C’est vraiment un espace passerelle. Si on comprend les principes on peut résoudre toutes les problématiques techniques ensuite.
Sur cet espace-test, les blettes et les artichauts précédent les cassis, les eucalyptus et les grands arbres fruitiers.
🌳 Peut-on aujourd’hui parler d’un carrefour pour l’agriculture syntropique en France ?
Je pense que ce qui est passionnant dans l’histoire c’est qu’au Brésil ils ont quarante ans de recul, mais nous n’avons pas du tout les mêmes conditions pédoclimatiques ! Nous avons des hivers, pas les mêmes sols, pas de bananiers qui poussent de deux-trois mètres en cinq mois, ni les eucalyptus de douze mètres en un trois ans… C’est là que les principes sont indispensables : il faut revenir dessus pour répondre aux défis techniques et d’adaptation à notre climat tempéré. Il faut aussi que s’adapter aux besoins actuels : chez nous il s’agit du maraichage, des vergers, des petits fruits principalement. Même si d’autres essayent aussi sur de la vigne et des céréales, mais ce n’est pas la majorité. Il y a vraiment un travail d’adaptation, d’expérimentation. Je pense qu’il faut sortir du « planter comme au Brésil » tout en respectant les principes du vivant, pour retourner vers l’abondance en s’adaptant.
🌳 C’est donc finalement un espace de possibles en France et plein d’expérimentations différentes qui naissent aujourd’hui ?
Il y a beaucoup de plantations actuellement qui sont encore basées sur la manière dont on plante au Brésil, donc il va y avoir dans les années à venir beaucoup d’adaptations, telle personne va trouver telle chose… Donc l’importance aujourd’hui c’est d’échanger et expérimenter sur les variétés qui fonctionnent chez nous « telle plante pousse super vite, elle est efficace pour la production de biomasse ; telle autre plante est parfaite pour la strate basse, elle donne de bons résultats… ». La recherche variétale, notamment pour tout ce qui est maraîchage, c’est vraiment le défi d’aujourd’hui. D’où l’importance de l’échange, du réseau humain, notamment via le Hub Syntropique. La « mycorhization » des ressources et connaissances humaines comme dit Pierre !
🌳 Selon toi, quels sont les enjeux principaux auxquels doivent répondre les paysans français pour tirer pleinement bénéfice de la syntropie ?
Il y a l’enjeu d’adaptation au contexte économique, car il faut bien en vivre. D’où l’importance peut être de repenser la manière de produire. Je suis très fan de l’idée des jardins cueillette proche des villes. Ça marche, il y a une vraie demande, un besoin de retour à la nature… Et ça pourrait permettre de donner une très belle production avec beaucoup de soins sur le jardin, sans avoir à faire la cueillette, le stockage, le marché…
Pour tout ce qui est maraichage, l’adaptation va passer par celles et ceux qui ont le temps d’expérimenter ! Les maraichers n’ont pas tous le temps de tester des choses, en pleine saison ils sont déjà à courir derrière leur planning. C’est le temps d’expérimentation et la transmission des résultats qui peuvent vraiment changer la donne. Parce que tant qu’on fera une ligne ou deux dans un coin, en gardant une production classique à coté, ça ne va pas spécifiquement avancer vite. Comme disait mon prof de maraichage à l’époque, « un an, c’est une expérience ». Donc du coup moi je ne peux pas m’empêcher de faire douze ou treize expériences par an pour pouvoir accélérer !
Donc pour résumer le double enjeu ça va être l’adaptation par l’expérimentation et la recherche, pour rendre économiquement et humainement viable la syntropie. Il faut connaitre les besoins des producteurs : le temps disponible, la facilité de récolte, la facilité de mise en place, il faut vraiment répondre à ces besoins pour être efficace. Il faut être très terre à terre : on cherche une efficacité économique, humaine et matérielle.
Et bien sûr, il faut que tout ça réponde aux enjeux principaux qui sont l’agradation du sol, la résilience face aux extrêmes climatiques, et l’abondance de production. Il faut que les systèmes mis en place puissent survivre et produire dans les années très pluvieuses et froides, et dans les années où ce sera la sécheresse pendant cinq mois. Et vite, parce que c’est de pire en pire et ça doit être réactif. La clef : chercher la résilience.
Face aux extrêmes climatiques, chercher la résilience est la clef.
🌳 L’agriculture syntropique engage un autre rapport au vivant, est-ce que tu peux dire que ça t’a influencé dans ton travail avec le végétal, et notamment sur un plan plus subtil ?
Oui ça a vraiment changé, sachant que ça fait vingt ans que je fais du jardin, dix ans de la permaculture et du sol vivant. Quand j’ai rencontré Ernst, ça a dépoté encore plus, et depuis je rêve, mange, dors syntropie. J’ai repris et creusé les principes un à un, pour résoudre les problématiques d’adaptation au climat tempéré. J’ai pu tendre vers les « sauts du chat » -des explosions du vivant-, à partir du moment où j’ai lâché des croyances que même avec la permaculture et le sol vivant je n’avais pas transformé. Ça allait encore plus loin.
Oui la syntropie amène au sensible, puisque redevenant co-acteurs de l’abondance, nous sommes invités à entendre un peu plus grand, à sentir un peu plus large, à être à l’écoute, et à se remettre en question. Pour moi le mot « recherche » fait un peu grandiloquent, mais c’est de la recherche en tablier plein de terre, et les ongles noirs. Je serai sans fin une élève. Et l’extraordinaire, c’est que si l’on fait un pas vers le vivant il en fait mille vers nous. Heureusement d’ailleurs parce que sinon on serait mal !
Ce que je vois ici, c’est la recherche de notre propre ouverture. Parce que tout ce qui est vivant nous parle, nous devons apprendre à l’écouter et à travailler avec. Pour finalement retrouver une place juste et bénéfique en tant qu’être humain. L’aboutissement c’est de lâcher notre suprématie, de lâcher notre gestion. Nous sommes sans cesse en train d’apprendre, on ne pourra jamais dire « ça y est je gère ». Là nous aurions tout perdu.
Et c’est un processus très joyeux, comme un jeu d’enfant ouvert à tous les possibles. C’est un peu Harry-Potter, c’est magique !
Chez Anaëlle comme chez de nombreux élèves du vivant, le spirituel et le végétal forment un tout indissociable.