Où Franck m’apprend à écouter, et me montre à aimer

En parcours à l’EAV depuis près de 2 mois, je m’invite chez Franck Baechler, éleveur en Sologne. Je l’ai rencontré au cours d’une soirée, où il m’a avoué avec émotion qu’emmener ses vaches à l’abattoir était à chaque fois un crève-cœur.

Je sais donc chez qui j’arrive. Du moins, je crois le savoir. Un amoureux des animaux, de ceux qui appellent leurs vaches Marguerite et privilégient le temps passé avec elles. Et ça y ressemble ! Le premier jour, lorsque je rencontre ses animaux, Franck me parle de leurs caractères, me raconte l’histoire de ses brebis rebelles, et me propose même de gratter le taureau demandeur de câlins. Je suis suspecte : on m’a appris à me méfier des mâles et de leur impulsivité… Je me dis que Franck les connait bien, qu’il peut se permettre. Note à moi-même, de ne pas m’approcher de trop près.

Pour toutes les autres consignes, je m’applique. J’ai retenu le fonctionnement des dérouleurs et la meilleure façon de plier un filet. J’ai compris comment débroussailler des bordures de pâture, et manie l’abreuvoir sans trop de peine. J’ai la sensation diffuse qu’avec les animaux, ce n’est pas pareil. Je n’ai pas le droit à l’erreur, puisque c’est avec une âme qui m’est perceptible que je navigue. Peut-être la courgette ou le tournesol en ont-ils, une âme… Mais moi, je ne la ressens pas. Pour ce que certains appellent le bien-être animal, et que d’autres pourraient nommer décence, je cherche à retenir tous les détails qui doivent faire de moi une bonne éleveuse. Au sens matériel du terme. Je me dois de garantir le gite et le couvert aux hôtes des pâturages.

Et je m’interroge : comment savoir ce dont ils ont besoin ?

Les brebis de Franck sont conduites tantôt en pâturage tournant dynamique (c’est-à-dire qu’elles alternent les prairies), tantôt en pâturage sur pied (c’est-à-dire qu’elles broutent des cultures encore au champ). Dans les deux cas, des filets déplacés manuellement chaque jour permettent à l’éleveur de cadrer la ration en quantité et en composition.
Crédits : Caroline Mouille

Un dimanche soir, Franck m’appelle pour me prévenir qu’un petit veau est né dans la journée (le hasard a-t-il cherché à ce que nous ne soyons pas là ?). Il me propose d’aller y jeter un œil, pour vérifier que le petit se porte bien. Et juste avant de raccrocher : « Si tu veux aller passer quelques heures dans les champs avec les animaux, à leur tenir compagnie, tu peux. »

Quel drôle de personnage que cet agriculteur, qui me propose d’aller perdre du temps à ne rien faire d’autre que regarder. La course du Vivant peut-elle vraiment s’arrêter aussi facilement ? Dans la prairie, je découvre un petit être branlant et naïf, qui se confronte pour les premières fois à la gravité. Sa maman a dû bien s’occuper de lui : il est déjà tout sec. Je le regarde chercher son équilibre, confiant dans sa réussite à venir, presque plus admirative qu’attendrie. Et je reste là. Longtemps. Sans le savoir, Franck vient de me raccrocher à l’ « être ».

Les petits veaux ont le réflexe de se cacher ; enseveli dans le sorgho, le nouveau-né se protègera notamment de la canicule, à laquelle il est particulièrement vulnérable. Les longues minutes passées à le chercher m’apprendront finalement à lâcher prise, et à lui faire confiance.  
Crédits : Caroline Mouille

Franck est donc de ces personnes, capables d’aimer à leur juste place. Si son quotidien est fait des mêmes contraintes que les autres agriculteurs – le manque d’eau commence d’ailleurs à se faire sentir dans la région, il n’oublie pas d’aller, chaque jour, à la rencontre des animaux dont il s’occupe. Il est convaincu que c’est grâce à eux que ses terres, cultivées dans la diversité, se régénèrent et stockent du carbone. Ses vaches et ses brebis font partie de l’écosystème, pâturent une matière organique azotée qu’elles rendent fertilisantes après digestion. Elles bouclent les cycles biochimiques, et restituent au sol au lieu d’exporter les nutriments hors des milieux (comme c’est le cas lors des récoltes).

Alors Franck ne va pas simplement leur donner à manger ; il prend le temps d’établir un échange, dans un dialogue dont seuls les protagonistes ont la clé. A travers lui, je ressens ce que signifie l’altérité, et je m’exerce à lire les signes de communication que m’envoient ses animaux. Je comprends que mon intuition sera désormais une alliée tout aussi importante que mon raisonnement.

Cela change tout. Le lendemain, ce n’est plus en gestionnaire que je vais déplacer les clôtures du pâturage des vaches, mais en soigneuse. Les petits détails auxquels il faut penser (ai-je bien branché le câble pour faire passer l’électricité ? Mon piquet est-il suffisamment planté ?) ne sont plus une méthode rigoureuse, mais un outil au service de l’attention que je porte aux animaux. Les brebis sautent de joie en se voyant ouvrir un nouveau carré à pâturer, et les vaches meuglent d’exaspération devant ma lenteur d’apprentie. Je les comprends. Je vis leur extase comme un frisson, grâce à elles et avec elles.

Imposantes, les vaches de Franck invitent à prendre le temps diplomatique de traiter avec elles. Dès lors, la relation s’apaise et l’élevage se fait dans la douceur.
Crédits : Caroline Mouille

Jusqu’à ce jour, j’apprenais dans un paradoxe ; pour préparer mon travail de paysanne, je me concentrais sur la technique agronomique. Associations de céréales, rotations de planches de légumes, dosage du fumier… En élève rigoureuse, je prenais des notes (beaucoup) et j’exerçais ma mémoire botanique. Bien sûr, je questionnais les agriculteurs chez qui je travaillais sur leur perception de leurs métiers. Bien sûr aussi, je prenais le temps de l’introspection, et de l’admiration. Et pourtant, aussi rêveuse que je suis, je me raccrochais encore et toujours à mes connaissances, comme pour me convaincre qu’elles allaient me prévenir de l’échec. Franck l’éleveur, lui, m’a montré à aimer.

Ma réponse est là : je n’ai pas besoin de savoir ce dont les animaux ont besoin. Ils me le disent, et je dois simplement me mettre à leur écoute.