Vivre et agir en cohérence avec soi-même. Telle pourrait être la devise de Christophe de Clercq, même s’il reconnaît lui-même avoir mis du temps à y parvenir. Et pourtant.
En arrivant chez lui, dans sa maison aménagée dans l’ancienne grange familiale, je ressens immédiatement une certaine proximité, une certaine connivence intellectuelle. Et le soir-même, après avoir passé quelques heures à s’introduire et à confronter nos idées du monde agricole, je suis convaincue d’être au bon endroit pour commencer à me retrouver une légitimité.
Je suis ingénieure agronome. Alors que ce statut devait représenter la voie royale (vers l’emploi, la reconnaissance sociale, la réussite professionnelle…), il m’a au contraire enfermée dans une sorte de paradoxe : celui de ne pas appartenir au monde dont il se veut émissaire. Au cours de mon parcours, j’ai intégré ce que signifiait la crise du monde agricole, en me sentant petit à petit sentie investie d’un lourd héritage. Rupture entre catégories sociales, déconnexion des décideurs politiques avec les agissants, incompréhension croissante des urbains pour les habitudes de la ruralité, les fossés se creusent, et les ingénieur.e.s agronomes n’investissent pas encore entièrement le chantier des réparations. Grossièrement, au moment de ma diplomation, je me sentais incarner l’échec des politiques agricoles des dernières dizaines d’années.
« Le soir-même (…) je suis convaincue d’être au bon endroit pour commencer à me retrouver une légitimité »
Caroline
Première conséquence de ce constat ; me remettre à ma juste place. Il m’a fallu transformer ma posture, déconstruire la fierté injectée à coup de « vous êtes l’élite de demain », et me reconstruire au service du monde agricole, avec humilité. Tisser de nouvelles tapisseries avec les couleurs acquises durant mon parcours, en cherchant un moyen d’être partie prenante des changements, au lieu de me poster en influenceuse technophile d’un modèle socialement néfaste.
Seconde conséquence ; chercher, au sein de ce monde agricole, des appuis moraux qui m’aideraient à bâtir sur mes convictions – encore tremblantes – d’agroécologiste. Des sources d’inspiration, personnalités engagées, dont le discours serait à la fois posé et militant. Des agriculteurs et agricultrices sachant mêler idées et action, imaginaire et réalisme. Autrement dit, des exemples vivants, sachant se laisser porter par des grands idéaux, tout en les déclinant aux contraintes de l’existant.
Christophe est l’un deux. Céréalier dans la Marne, il cultive depuis 20 ans en agriculture de conservation des sols (ACS) sur les 160 hectares hérités de ses parents. Après des années de non travail du sol, de cultures intermédiaires et combinées, et de semis sous couvert, les résultats sont là. Sur certaines de ses parcelles, les turricules de vers de terre couvrent le sol de terre brune, symboles de la vie retrouvée et de la richesse en matière organique. Sur d’autres, Christophe me témoigne de la beauté de son colza, une année où la parcelle voisine a subi ravages sur ravages. Rayonnant.
Il semble s’être trouvé. Si les débuts n’ont pas été tous roses, il y a 3 ans, l’irruption dans sa vie de la recherche d’un alignement intérieur l’a sauvé. Désormais attentif aux synchronicités, dans sa vie privée comme dans ses champs, Christophe ouvre l’œil aux plantes bio-indicatrices, et en règle générale à tous les éléments de son système qui pourraient l’éclairer sur son état de santé. Et dès lors qu’une perturbation fait irruption, il combine avec sagesse les émotions comme source d’énergie et d’information, et l’apaisement comme espace de raisonnement. Des oiseaux picorent ses semis ? Après l’inquiétude lue sur son visage, survient un moment d’échange sur le fait que ses sols vivants attirent le vivant. La grêle s’abat sur les cultures ? Un tour de plaine plus tard, Christophe déclare ses pertes, joue le jeu de l’administratif, et s’en remet à la suite de ses projets.
« Si les débuts n’ont pas été tous roses, il y a 3 ans, l’irruption dans la vie de Christophe de la recherche d’un alignement intérieur l’a sauvé »
Caroline
Grande leçon d’ancrage. Devant Christophe, je me sens sereine. Si ses mouvements du cœur existent, parfois virulents, parfois bouleversants, il ne perd pas le Nord. Sa famille, son engagement d’agriculteur régénérateur des sols, sont autant de boussoles. Le vent tourne, mais la voile ne faiblit pas. Et c’est aux côtés d’une une quinzaine de collègues, voisins et amis agriculteurs, qu’il fait une nouvelle fois preuve de cet ancrage, en proposant une initiative d’expérimentation collective. S’il dit ne pas vouloir « sortir le premier de la tranchée », c’est dans la discrétion que ce groupe commence à se former à l’agriculture syntropique *, à la philosophie qui l’accompagne, et met son énergie à les décliner dans leurs systèmes de grandes cultures.
Sur les tableaux blancs, se dessinent des combinaisons de céréales, l’introduction du pâturage par élevages associés (dont des poules), des bandes de haies multi-stratifiées, des bandes de cultures alternées de 30 cm, le tout en s’abstenant – au moins dans un premier temps – d’intégrer la contrainte financière. Elle viendra bien à temps. En attendant, j’assiste à l’émergence de synergies citoyennes, d’engagements forts, à l’endroit où je m’attendais le moins du monde à les trouver. Et ça me fait l’effet d’un grand soulagement.
Le ton est donné : me voilà lancée sur le chemin d’une vie, où l’audace et l’intégrité s’invitent pour me servir de guides.
* Plus qu’une technique d’agriculture, la syntropie est un véritable rapport au Vivant et à l’abondance. L’être humain y a une place d’élément perturbateur – mais aimant – du système qu’il aide à prospérer. D’un point de vue technique, cette agroforesterie successionnelle prend exemple sur le vivant naturel pour densifier les plantations, occuper tous les espaces géographiques (en largeur, en hauteur et en profondeur), et combiner les espèces coopératives ou complémentaires, tout en laissant le milieu évoluer.
Un article de Caroline Mouille, en parcours Sève à l’Ecole d’Agroécologie Voyageuse.